Tout parent souhaite transmettre à son enfant.
Ce qui nous pousse à engendrer est complexe, et pourrait être disserté à l’infini. Mais dans la plupart des cas (en particulier hors situations de viol en paternité) les hommes, tout comme les femmes, font des enfants par choix, par décision volontaire — même si les questions du libre arbitre et du consentement sont elles aussi complexes, et pourraient elles aussi être dissertées à l’infini.
A la source de cette volonté, il y a cette nécessité qui parcourt tout le vivant, cet instinct de reproduction 1 profondément ancré en nous.
A la source de cette décision de faire un enfant, il y aussi l’envie, et sans doute le besoin, de transmettre quelque chose.
Quelque chose comme un patrimoine, matériel mais surtout immatériel.
Quelque chose comme un prolongement d’ascendances en une descendance à travers les générations.
Quelque chose comme un prolongement de soi-même.
Lorsque l’enfant est là, s’y ajoute au quotidien l’envie, la volonté, le besoin, la nécessité d’exercer au mieux son rôle de parent.
Mais quel rôle imaginez-vous qu’un parent pourrait jouer en l’espace de pointillés de quarante-huit heures (voire moins…) une fois toutes les deux semaines ?
La parentalité dans de telles conditions est dramatiquement atrophiée.
Déjà, il y a la perte de contact avec les suivis médicaux, avec les activités sportives ou artistiques, avec l’école, avec les copains d’école… Eh oui ! tout cela se passe principalement en semaine.
Difficile de recoller le week-end en quelques heures à tant d’événements qui se sont déroulés sans vous, qui plus est à partir d’informations lacunaires ou qui arrivent trop tard… quand elles arrivent.
Les plus solides et les plus déterminés s’y épuiseront au fil des années, et quoi qu’ils fassent des pans entiers de la vie de leur enfant finiront pas leur devenir étrangers.
Ensuite, il y a le manque d’échanges, de tous ces échanges qui constellent le quotidien.
Ceux du matin au petit déjeuner quand on se prépare ensemble pour l’école, ceux du goûter et des jeux, ceux du mercredi, ceux du soir quand on prépare et prend ensemble le repas, quand on regarde ensemble un film, quand on lit ensemble avant de dormir…
Tous ces échanges par lesquels on construit une identité et une culture partagée.
Tout ce par quoi il y a transmission inter-générationnelle.
Tout ce par quoi on fait famille.
Enfin, être si peu de temps avec son enfant, si rarement, c’est être condamné à ce que chaque rencontre se passe bien.
C’est ne pouvoir se permettre aucune anicroche qui bousculerait un lien déjà si ténu.
C’est être très largement empêché d’entrer en opposition.
Or éduquer requiert la faculté de s’opposer.
Car éduquer c’est poser des interdits, et c’est parfois dire non, assumer un conflit.
Tu veux ceci, tu souhaites faire cela, mais moi ton père je te dis non car je sais que tel est ton intérêt. Et l’enfant de se fâcher, dans une colère ou un ressentiment certes temporaire, mais durable au regard du si peu de temps passé ensemble.
Qu’en retiendra la mère, et la bonne société qui l’environne, lorsqu’elle récupérera à l’issu du week-end son enfant triste, ou en larmes, disant que papa est méchant d’avoir refusé ceci ou cela ?
Et comment le vivra l’enfant ? Comment le vivra le père ? Eux qui se quittent pour quinze longs jours d’absence dans une situation de tension affective.
Les pères réduits à ce presque rien temporel qu’on appelle non sans morgue garde classique le savent bien : chaque trop rare week-end avec les enfants doit bien se passer.
Cet impératif se situe au delà des pauvres moyens d’action éducative de celui qui est éloigné du quotidien de ses enfants. L’éducatif ne fonctionne pas en état d’absence.
Ces hommes n’ont d’autre horizon que de se regarder glisser, plus ou moins lentement mais inexorablement, vers cette caricature du père-loisir que l’on moque pour son incapacité à apporter autre chose que du divertissement à ses enfants. 2
De rôle parental, de rôle éducatif, ne restent que des ersatz.
Et comble de violence psychologique, double peine, c’est aux pères qu’on en imputera la responsabilité, la faute.
Personne ne cherchera à voir les mécaniques infernales qui entraînent les hommes loin de leurs enfants 3, chacun se convainquant plus ou moins consciemment qu’il ne s’agit-là que de pères déficients sur le sort desquels il n’est pas utile de s’attarder — et tout au plus plaindra-t-on ces enfants de pères absents.
Il existe certes des pères démissionnaires, c’est à dire des hommes qui ne se préoccupent pas du devenir de ceux qu’ils ont engendrés. Mais ceux-là sont très minoritaires, seul un esprit misandre pourrait penser le contraire.
Les hommes aiment leurs enfants, et souhaitent exercer leur rôle parental de père.
Ce qu’il faut interroger est : pourquoi tant de pères n’arrivent-il pas à exercer ce rôle parental auquel ils aspirent ?
La réponse qui s’impose alors est qu’ils y sont empêchés pour toutes sortes de réalités allant des conditions des économiques (qui ne permettent pas après séparation aux deux parents de maintenir un niveau de vie suffisant pour accueillir chacun les enfants dans de bonnes conditions) aux stéréotypes de genre (tout pousse les hommes à s’enfermer dans un rôle de pourvoyeur financier au détriment du lien avec leurs enfants), en passant par la volonté de certaines mères d’écarter le père. 4
Notes :
1 ⇑ Les scientifiques préfèrent parler de comportement de reproduction car cela ne relève pas seulement de l’inné, mais aussi pour une part de l’acquis.
2 ⇑ Edward Kruk, l’un de rares chercheurs à s’intéresser au devenir des pères et de la relation père-enfant dans les séparations parentales, a cependant observé :
– d’une part des pères tels que nous les décrivons ici investis avant la séparation auprès de leur enfant. Ceux-là, dépossédés de la relation forte préexistante, se retrouvent dans une situation tragique de deuil impossible d’un enfant qu’ils voient petit à petit leur devenir étranger. Selon les constatations d’Edward Kruk, ce sont ces pères précédemment investis dans la parentalité, rongés par la douleur et la dépression, qui sont le plus en danger dans l’après séparation.
– d’autre part des père peu investis auprès de l’enfant avant la séparation. Certains d’entre eux peuvent alors profiter des visites de leur enfant hors de la présence de la mère pour construire une relation interpersonnelle qu’ils n’avaient jusqu’alors pas pu ou su développer.
Voir à ce sujet l’article d’Edward Kruk « The disengaged Noncustodial Father: Implications for Social Work Practice with the Divorced Family ».
3 ⇑ « […] la situation des pères qui n’ont pas accès à leur enfant ou qui ont un accès restreint à celui-ci semble méconnue et incomprise. Méconnue car, malgré le fait que la recherche sur le sujet évolue, le phénomène demeure très peu discuté au sein des services sociaux et rares
sont les ressources qui peuvent aider ces pères. Incomprise car on a surtout analysé le phénomène sous l’angle du désengagement paternel, sur les plans économique et psychosocial, plutôt que sous l’angle des difficultés d’accès des pères à leurs enfants. » Jean-Martin Deslauriers et Diane Dubeau, « L’expérience des pères ayant des difficultés d’accès à leur enfant après une séparation », dans Enfances Familles et Générations N° 32, 2019. Article accessible en ligne à l’adresse : http://journals.openedition.org/efg/7022.
4 ⇑ Voir, à propos de cet ensemble de causes qui éloignent les hommes de leurs enfants :
– notre page consacrée aux raisons pour lesquelles les statistiques judiciaires montrent que les hommes ne demandent pas la garde de leurs enfant.
– l’article de Jean-Martin Deslauriers et Diane Dubeau déjà cité (voir note 3 ci-dessus) qui présente un bon panorama de la question et de nombreuses références scientifiques. Cet article porte sur la situation au Québec, mais sur bien des aspects la situation en France apparaît similaire.
– les travaux d’Edward Kruk, chercheur à l’Université de British Columbia, en particulier son livre Divorced Fathers: Children’s Needs and Parental Responsibilities.