Revenons plus en détail sur l’article 371-2 du code civil. Celui-ci dispose :
Chacun des parents contribue à l’entretien et à l’éducation des enfants à proportion de ses ressources, de celles de l’autre parent, ainsi que des besoins de l’enfant. (c’est nous qui soulignons)
Le législateur a voulu que l’effort financier des parents soit partagé selon un principe de proportionnalité des ressources relativement aux besoins.
Ce principe d’équité apparaît judicieux.
Cependant, sa mise en œuvre dans le cadre des séparations parentales est complexe.
C’est cet article 371-2 que doit appliquer le juge aux affaires familiales lorsqu’il fixe une contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants (CEEE), communément appelée pension alimentaire.
Notons Rp et Rm les ressources propres, respectivement, du père et de la mère ;
notons Ap et Am les aides reçues au titre de l’enfant, respectivement par le père et par la mère ;
notons Dp et Dm les dépenses couvrant les besoins de l’enfant, respectivement par le père et par la mère, hors pension alimentaire ;
notons CEEE la pension alimentaire versée par le père à la mère. 1
La pension alimentaire doit théoriquement être fixée de manière à satisfaire :
où ρ est la proportion de ressources que chaque parent consacre à l’enfant.
Autrement dit, le montant de la pension alimentaire doit être fixé de telle manière qu’il équilibre les dépenses nettes des parents pour les besoins de l’enfant en proportion de leurs ressources respectives.
Il serait tentant de résoudre mathématiquement cette équation, mais cela serait inopérant. D’une part car les termes n’en sont pas indépendants 2, mais surtout d’autre part car le juge ne dispose pas de toutes les données. Voyons pour chacun de ces termes quelles sont les sources d’information.
– ressources propres Rp et Rm
Celles-ci sont en général bien établies par les avis d’imposition. Hors cas de fraude fiscale, que nous ne traiterons pas dans le cadre de cette étude, nous pouvons considérer que les montant des ressources sur lesquels le juge aux affaires familiales prend appui sont suffisamment fiables.
– aides au titre de l’enfant Ap et Am
Les montant d’une partie des aides sociales sont bien établis. Pour les allocations familiales, l’allocation de rentrée scolaire, le supplément familial de traitement le juge doit normalement avoir à sa disposition des justificatifs émis par les organismes payeurs.
Pour beaucoup d’autres aides sociales cependant, il est difficile de déterminer quelle quotité d’assistance est perçue au titre de l’enfant. Considérons par exemple les aides au logement. Elles concernent le foyer dans son ensemble, mais dépendent du nombre de personnes à charge et contribuent aux dépenses de logement du parent résident pour son enfant. Déterminer le montant de l’aide relative aux enfants nécessiterait de réaliser une simulation sans prendre en compte les enfants puis retrancher celle-ci de l’aide actuelle. Quel juge prendra le temps de faire cela ? Il en est de même pour de nombreuses autres aides plus complexes encore à évaluer car dépendant de leur utilisation : chèques vacances, carte famille nombreuse, aides de comités d’entreprises…
Enfin, l’habitude qui a cours dans les tribunaux est d’ajouter les montants des aides aux ressources du bénéficiaire, ce qui n’est pas du tout ce que dit la loi. Ces aides devraient s’inscrire en numérateur dans la formule. Les ajouter aux ressource revient à les inscrire en dénominateur.
Les montants des aides fiscales (impôt sur le revenu et taxe d’habitation) sont difficiles à établir. Comme pour les aides au logement, il faudrait réaliser des simulations sans prise en compte des enfants pour obtenir par différence avec les montants actuels la quotité d’aide spécifiquement dédiée aux enfants (voir nos calcul concernant l’impôt sur le revenu dans notre page : Des pensions alimentaires inéquitables). Là encore, quel juge prendra le temps de faire cela ?
L’habitude qui a cours dans les tribunaux est de soustraire les montants des impôts aux ressources. Ce n’est pas du tout ce que dit la loi. D’une part il ne faudrait prendre en compte que la partie de l’imposition qui constitue une aide dédiée aux enfants. D’autre part, là encore, ces aides devraient être inscrites en numérateur et non en dénominateur de l’équation.
Il apparaît ainsi que :
de nombreuses aides sont tout simplement ignorées par les juges ;
les juges ne prennent pas en compte la quotité d’aide fiscale lié à l’enfant mais le montant total des impôts ;
plusieurs montants pris en compte sont inscrits en dénominateur dans les calculs alors que la formule qu’exprime la loi voudrait qu’ils soient inscrits en numérateur.
La majorité de ces biais et erreurs de calcul s’effectue au détriment du parent non résident.
– dépenses Dp et Dm couvrant les besoins de l’enfant
Celles-ci sont extrêmement difficiles à évaluer.
Un parent assure habituellement de multiples dépenses directes pour ses enfants : nourriture, transport, loisirs, habillement, logement (même dans le cadre d’un droit de visite et d’hébergement, il faut loger l’enfant ce qui peut signifier pour le parent non résident financer une chambre en plus), etc. Voir à ce sujet notre page : Sous-estimation de la contribution du parent non résident.
A partir des éléments déposés par les parties auprès d’un juge aux affaires familiales, il est illusoire d’espérer réaliser une évaluation un tant soit peu réaliste des montants cumulés de ces multiples dépenses et estimer dans quelle mesure et dans quelles proportions celles-ci concourent à couvrir les besoins de l’enfant. C’est pourtant ce qu’est censé tenter de faire le juge s’il veut appliquer la loi. Lui qui ne dispose ni de l’ensemble des données relatives à ces dépenses ni du temps que demanderait un tel travail analytique, réalise donc, inévitablement, des évaluations… au doigt mouillé !
Au final, que constatons-nous ?
Des données non prises en compte (de nombreuses aides à l’entretien de l’enfant qui dans certains cas peuvent représenter des montants significatifs) ;
des données erronées (imposition prise en compte dans sa totalité là où il ne faudrait considérer que la part relative aux enfants) ;
des données manquantes remplacées par des évaluations « au doigt mouillé » (la question, fondamentale car ayant une forte incidence sur les résultats des calculs, des dépenses pour l’enfant réellement assumées par chacun des parents pour répondre aux réels besoins de l’enfant) ;
des données utilisées d’une manière qui ne correspond pas à ce que dit la loi. 3
Que retenir de tout cela ?
Hétérogénéité, inintelligibilité et iniquité des décisions de justice.
Hétérogénéité, car inévitablement, d’un juge à un autre, les montants des pensions alimentaires décidées à partir de données aussi fragiles et de calculs aussi étranges ne peuvent que varier de manière significative.
Inintelligibilité car, pour les mêmes raisons, les motivations de ces décisions ne peuvent que sembler obscures aux justiciables.
Iniquité enfin car, la plupart des biais et erreurs de calcul agissent dans le même sens : sous-estimer la contribution directe du parent non résident, sous-estimer les aides dont bénéficie le parent résident, pour au final sur-estimer le montant de la pension alimentaire (voir notre page : Des pensions alimentaires inéquitables).
Conscient des problèmes d’hétérogénéité et d’inintelligibilité — mais aveugle aux problèmes d’iniquité —, conscient des difficultés rencontrées par les juges aux affaires familiales pour fixer les pensions alimentaires, le Ministère de la Justice publie depuis 2010 un barème des pensions alimentaires. Celui-ci n’est qu’indicatif. En la matière, le seul texte normatif auquel doivent se conformer les juges aux affaires familiales est le code civil, et en particulier son article 371-2 que nous avons détaillé plus haut. Ce barème n’a donc pas pour vocation de faire loi, mais a pour objectif de faciliter les travail des juges et de favoriser une meilleure adhésion des parties aux jugements rendus. Le juge peut s’en inspirer, mais peut s’en éloigner pour adapter sa décision à des situations particulières.
Aucun suivi n’a hélas été réalisé par le ministère après la mise en place de ce barème. Faute d’études sur la question, il n’est pas possible de savoir précisément dans quelle mesure les juges l’utilisent et dans quelle mesure les pensions alimentaires qu’ils décident s’approchent ou s’éloignent de ses montants indicatifs. 4
Des recherches en sociologie nous donnent cependant quelques indications sur les pratiques.
Le Collectif Onze, qui a enquêté dans plusieurs tribunaux en 2009 et 2010 (avant l’introduction du barème national) constate :
« Lors de notre enquête, les JAF utilisaient des barèmes fixés à l’échelle du tribunal ou conseillés par des collègues. » 5
Puis :
« Ce à quoi les JAF refusent, explicitement, de passer du temps, ce sont les pensions alimentaires. Ils considèrent les affaires de contributions financières à l’entretien des enfants ‘simples et rapides’. Particulièrement fréquentes, les juges les décrivent comme une simple ‘histoire de calcul’, ne posant guère de cas de conscience, mais guère passionnantes non plus. Entre deux affaire, le Juge Pierre Terreau nous montre sa calculatrice d’un air fatigué en commentant : ‘ça c’est l’outil du JAF, c’est pas le code [civil]' » 6 7
On ainsi penser que, compte tenu de la surcharge de travail des juges aux affaires familiales et du peu de temps qu’il consacrent à chaque dossier, la fixation des pensions alimentaires ne fait l’objet que de calculs sommaires, rapides, et probablement largement calqués sur le barème.
Puisque comme nous l’avons vu, le juge ne dispose pas des données nécessaires à la réalisation d’un calcul objectif qui produirait un résultat conforme à la loi.
Puisque les biais et erreurs de calculs, comme nous l’avons discuté plus haut, sont majeurs et sont tout sauf anecdotiques.
Quels opérations peut bien faire un juge sur une simple calculette, en quelques minutes sur un coin de table, pour produire une décision de justice ? Décision dont dépendra avec la force de la chose jugée les conditions de vie de plusieurs êtres humains pendant plusieurs années ! Ce juge au moment d’inscrire le chiffre a-t-il seulement une pensée pour les pères qui perdront le lien avec leurs enfants car n’ayant dorénavant plus les moyens de les recevoir dans des conditions décentes, et pour les enfants qui y perdront leur père ?
Le barème des pensions alimentaire du Ministère de la Justice servant manifestement de boussole aux juges, il convient de l’étudier, d’analyser les choix qui ont présidé à sa conception ainsi que leurs conséquences.
C’est ce que nous ferons dans la page suivante de ce livre (en préparation).
Notes :
1 ⇑ Le parent débiteur est le père dans 97% des cas (source : Infostat Justice n°128, mai 2014). Pour simplifier l’énoncé de nos propos, nous considérerons dans le cadre de ce chapitre que le père est le débiteur et la mère la bénéficiaire.
2 ⇑ La CEEE intervient dans les calculs d’imposition (impôt sur le revenu, taxe d’habitation) et pour déterminer le montant de plusieurs prestations sociales. Une modification de CEEE entraîne donc une modification de Rp, Rm, Ap et Am. Résoudre mathématiquement l’équation nécessiterait donc d’y intégrer les règles très complexes de l’imposition et des prestations sociales. Sur cette problématique et ses conséquences, nous renvoyons le lecteur intéressé au dossier Les ruptures du couple avec enfants mineurs, adopté le 21 janvier 2020 par le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge. Ce dossier contient une proposition fort intéressante de considérer la CEEE non plus comme une ressource mais comme une contribution directe pour l’enfant, avec pour objectif de découpler la CEEE des impôts et des prestations sociales et rendre l’ensemble plus cohérent, plus simple et plus lisible.
3 ⇑ « Le juge n’a pas les moyens d’évaluer le coût d’un enfant ni d’élaborer la méthode permettant de calculer cette contribution ; il est dépourvu pour fixer de manière équitable et juste une contribution correspondant réellement aux besoins de l’enfant en fonction des nombreux paramètres à prendre en compte. »
Jean-Claude BARDOUT (juge aux affaires familiales, vice-président au Tribunal de grande instance de Toulouse), Des Tables françaises de références pour fixer les contributions aux frais d’éducation et d’entretien des enfants de parents séparés, étude préalable, 2007, p. 4. Ce document, publié initialement sur le site web de la Cour d’appel de Toulouse, est téléchargeable sur le site Paternet : http://paternet.fr/wp-content/uploads/pdf/2007/10/20071000-bardout-jean-claude.pdf.
4 ⇑ Ainsi que le fait remarquer le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge : « Des travaux pour connaître l’évolution des montants des pensions alimentaires décidés par les juges, et des éventuels écarts avec les montants du barème, seraient bienvenus. » (p.140, annexes du rapport HCFEA du 21 janvier 2020).
5 ⇑ Collectif Onze, Au tribunal des couples, Enquête sur des affaires familiales, Éditions Odile Jacob, 2013. p.31.
6 ⇑ Ibid. pp. 58-59.
7 ⇑ Les lecteurs qui ont dû déménager dans un logement trop petit pour y recevoir leurs enfants ou pire se sont retrouvés à la rue suite à une pension alimentaire trop élevée apprécieront…