Page créée le 6 février 2023


Niveau de vie : les pères grands gagnants ? Vraiment ?

Le niveau de vie est un indicateur important. D’une part parce qu’il est nécessaire de connaître et étudier les conditions matérielles dans lesquelles vivent nos concitoyens, et dont la notion de niveau de vie entend constituer un révélateur. D’autre part parce qu’il s’agit d’un sujet médiatiquement et politiquement sensible.

Nous avons tous vu des titres comme celui-ci :

        « Après un divorce, le niveau de vie des femmes chute » (France Info, 16 décembre 2015)

ou bien celui-là :

        « Le niveau de vie des mères chute durablement après une séparation » (Les Échos, 19 novembre 2019)

et nous en sommes tous convaincus : « après un divorce, le niveau de vie des femmes baisse beaucoup plus que celui des hommes » (France Info, 16 décembre 2015).

Cette idée largement diffusée d’une situation d’inégalité financière après séparations parentales prend sa source dans les études de niveau de vie, réalisées en France principalement par l’Insee.

Ainsi, l’Insee a publié en 2015 dans son rapport Couples et familles un dossier intitulé « Les variations de niveau de vie des hommes et des femmes à la suite d’un divorce ou d’une rupture de PACS ». Selon les conclusions de ce dossier, les hommes perdraient en moyenne après séparation seulement 3 % de niveau de vie, contre 20 % pour les femmes1.

Financièrement parlant, les hommes s’en sortiraient donc bien. Bien mieux en tout cas que leurs ex-compagnes. Les estimations de niveau de vie sont régulièrement brandies pour victimiser les mères, culpabiliser les pères, et réclamer des transferts financiers2.

Ces résultats paraissent pourtant largement déconnectés de ce que nous observons tous. Autour de nous, des couples se séparent, avec des conditions matérielles qui inévitablement se dégradent pour les deux anciens partenaires, mais avec beaucoup d’hommes que nous voyons plonger dans une grande précarité.

Le logement en est un bon marqueur. Lecteurs, ne connaissez-vous pas des hommes qui après séparation se voient dans l’impossibilité d’accéder à un logement qui leur permettrait d’y accueillir décemment leurs enfants ? Après séparation, des hommes sont contraints de vivre dans des habitats trop petits ou insalubres, certains en sont même réduits à émarger au rang des sans-domicile3.

Les études s’intéressent peu aux parents non gardiens, ces invisibles de la statistique4 qui sont très majoritairement des hommes5. Une publication de la DREES en 2016 consacrée aux conditions de logement après séparation nous donne cependant quelques indices de leur situation de mal-logement. On peut y lire :

« 26 % des familles monoparentales et 29 % des parents qui vivent seuls sans leur(s) enfant(s) déclarent que leur logement comporte au moins deux défauts importants : installation électrique dégradée, humidité, mauvais état général de l’immeuble, mauvaise isolation, air qui passe, ou encore manque d’eau chaude, de w.-c., de salle de bains. »6

Ainsi que :

« 29 % [des parents qui vivent seuls sans leur(s) enfant(s)] ont rencontré des difficultés à payer les frais liés à leur logement, contre 15 % des personnes seules qui n’ont pas d’enfant. » tandis que « 20 % des familles monoparentales se sont trouvées dans cette situation »7

Il apparaît donc selon cette étude de la DREES que beaucoup de parents non résidents vivent dans des conditions de logement très dégradées, et qu’ils sont plus nombreux encore que les familles monoparentales à être concernés par le mal logement.

Comment ces hommes peuvent­-ils en arriver là alors que selon l’Insee ils ne perdraient en moyenne que 3% de niveau de vie dans les séparations pendant que leurs ex-compagnes perdraient 20 % ?

Comment expliquer un tel décalage entre notre perception de la réalité que corrobore le mal-logement des parents non résidents et des chiffrages de niveau de vie qui semblent désigner les hommes financièrement parlant grands gagnants des séparations ?

Notons tout d’abord que calculer des niveaux de vie, qui plus est dans le cadre de séparations conjugales ou parentales impliquant des enfants, est bien moins simple et immédiat qu’il pourrait y paraître.

Le niveau de vie d’un foyer est constitué des ressources du foyer rapportées à sa composition. Bien. Mais quelles ressources prendre en compte ? Comment prendre en considération les effets des politiques de redistribution (prestations sociales, imposition) ? Comment comparer le niveau de vie d’une personne seule avec celui d’un couple avec enfants, d’un foyer dit monoparental, d’un parent ayant ses enfants une partie du temps sous statut de droit de visite et d’hébergement ? Comment prendre en compte les transferts privés entre les parents ? Comment prendre en compte l’âge de enfants ? Plus généralement, comment évaluer le coût d’un enfant au sein d’un foyer ? Calculer un niveau de vie moyen nécessite d’apporter des réponses à toutes ces questions. Chacune de ces réponses a une incidence, parfois majeure, sur les chiffres finalement produits. Chacune de ces réponses est plus ou moins étayée par des études statistiques, plus ou moins arbitraire, plus ou moins discutable.

France Stratégie, institution rattachée au Premier Ministre, a publié aussi en 2015 une étude dans laquelle est évaluée la perte de niveau de vie de parents de deux enfants8. Les résultats, basés sur des hypothèses différentes de celles retenues habituellement par les chercheurs en sciences économiques, sont radicalement différents. Pour cette étude de France Stratégie, les parents non résidents subissent une forte baisse de niveau de vie.

Il nous faut donc examiner dans le détail la façon dont les niveaux de vie sont calculés.

Nous montrerons que le mode de calcul le plus fréquemment employé (celui qu’utilise l’Insee) porte en lui un biais majeur qui a pour effet de surestimer fortement le niveau de vie des parents non résidents. Ces derniers étant très majoritairement des hommes, cela a pour conséquence de gonfler artificiellement le niveau de vie moyen des pères, et celui des hommes en général. C’est à ce biais que l’étude de France Stratégie à tenté d’apporter un correctif, conduisant à des résultats bien différents.

Nous appuierons notre démonstration sur un analyse du rapport Insee de 2015, mais nos propos ont une portée plus large : ils s’appliquent plus généralement à la façon dont les sciences économiques calculent d’ordinaire les niveaux de vie.

1. Calcul du niveau de vie : les parents non résidents sont supposés n’avoir aucune dépense pour leurs enfants excepté la pension alimentaire

Ce que l’on nomme niveau de vie est calculé en attribuant des parts, appelées unités de consommation (UC), aux personnes qui composent le foyer. Cette méthode, couramment utilisée dans le cadre d’études économiques, permet de comparer les revenus de foyers différents dans leur composition.

Le premier adulte d’un foyer compte pour 1 UC, un adulte supplémentaire pour 0,5 UC, un enfant de moins de quatorze ans pour 0,3 UC, un enfant de quatorze ans ou plus pour 0,5 UC.

Par exemple, un foyer monoparental composée d’un adulte, un enfant de moins de 14 ans et un enfant de plus de 14 ans est doté de 1 UC + 0,3 UC + 0,5UC = 1,8 UC. Son niveau de vie est alors obtenu en divisant les ressources du foyer par 1,8.

Les unités de consommation expriment, forfaitairement, les économies d’échelle dues au fait de vivre ensemble. Leurs valeurs sont largement arbitraires, mais elles ont l’intérêt de proposer un cadre normé permettant la mise en comparaison de foyers de compositions différentes. Les valeurs d’UC utilisées par l’Insee sont celles de l’échelle de l’OCDE modifiée, qui est largement employée par les instituts nationaux statistiques des pays européens9.

Le problème est que cette échelle n’attribue aux parents non résidents aucune UC pour leurs enfants. Quel que soit le temps que leurs enfants passent avec eux, ceux-ci comptent pour zéro. Le niveau de vie des parents non résidents est calculé comme s’ils vivaient intégralement seuls, comme s’ils n’assuraient aucune dépense pour leurs enfants excepté la pension alimentaire.

Poursuivons l’exemple précédent, avec toujours deux enfants, et considérons le foyer constitué par l’autre parent, celui qui ne bénéficie pas de la résidence des enfants. Considérons qu’aucun des deux parents ne s’est remis en ménage. Le parent non résident est parent de deux enfants mais son foyer n’est doté que d’une seule UC, la sienne. Son niveau de vie est obtenu en divisant ses ressources par 1.

Cela pourrait se comprendre dans le cas d’un parent qui n’aurait plus aucune relation avec ses enfants, d’un parent qui n’assurerait pour eux aucune dépense.

Mais qu’en est-il de tous ces parents qui entretiennent des relations avec leurs enfants dans le cadre de ce que notre code civil appelle droit de visite et d’hébergement ? Ces parents exercent bel et bien des dépenses pour leurs enfants, parfois importantes ou très importantes.

Il est fait comme si ces dépenses n’existaient pas. Excepté la prise en compte de la pension alimentaire, il est fait comme si les parents non résidents n’avaient pas d’enfants.

Rendons cela plus concret en poursuivant notre exemple.

Supposons que les ressources du foyer monoparental précédent soient de 2 000 euros mensuels, et supposons que ce parent résident bénéficie d’une pension alimentaire de 330 euros mensuels. Son niveau de vie sera évalué à (2 000 + 330) / 1,8 =  1 294 euros mensuels, ce qui signifie qu’il est considéré équivalent au niveau de vie d’une personne seule dont les ressources seraient de 1 294 euros. Cela signifie aussi que le coût des enfants dans le budget du foyer est évalué à 2 330 – 1 294 = 1 036 euros mensuels.

Supposons que les ressources du parents non résident soient aussi de 2 000 euros mensuels, desquels est soustraite la pension alimentaire de 330 euros (il s’agit du montant proposé dans ce cas par le barème indicatif des pensions alimentaires du Ministère de la Justice). Son niveau de vie sera évalué à (2 000 – 330) / 1 = 1 670 euros mensuels. Son niveau de vie est considéré être équivalent à celui d’une personne seule qui gagnerait 1 670 euros. Le coût hors pension alimentaire des enfants dans le foyer du parent non résident est supposé être de 0 euro.

Remarquons que le fait que les deux parents aient dans notre exemple les mêmes niveaux de ressources a pour conséquence une disparité de leurs revenus propres. En effet, le parent résident bénéficie des allocations familiales ainsi que de diverses aides liées aux enfants (par exemple aides locales ou aides de l’employeur à la scolarité, aux loisirs, à la garde d’enfant…) alors que le parent non résident en est exclu. D’autre part le parent résident bénéficie d’un quotient familial plus favorable qui lui permet de prétendre à plus d’aides (aides au logement par exemple) que le parent non résident. Supposons à titre d’exemple que l’ensemble de ces aides représentent 250 euros mensuels. Dans ce cas les revenus propres du parent résident sont en fait de 2 000 – 250 = 1 750 euros mensuels.

Une fois que l’on a compris ce mécanisme des unités de consommation et la non attribution d’UC aux parents non résidents, on commence à discerner comment on peut arriver à des chiffres aussi étranges que ceux affichés par l’Insee : à prémisse absurde, résultats absurdes.

Les auteurs du dossier de l’Insee bien sûr ont identifié ce biais. Ils écrivent :

« [L]e parent non gardien supporte quand même un coût lié à l’enfant, dès lors qu’il le reçoit chez lui ou effectue un certain nombre de dépenses qui lui sont liées. On peut alors attribuer une fraction d’unité de consommation supplémentaire à ce parent mais très peu d’études permettent de chiffrer ce surcoût de dépense pour des parents n’habitant pas avec l’enfant. »10

Quelle conclusion en tirent-ils ? Les dépenses du parent non résident étant difficiles à chiffrer, ils les ignorent purement et simplement. L’ensemble des calculs de niveau de vie de l’Insee sont réalisés comme si les dépenses du parent non résident pour ses enfants n’existaient pas11.

Le niveau de vie des parents non résidents est donc surestimé, fortement surestimé.

En effet, beaucoup de parents non résidents assument des frais importants pour leurs enfants : transports entre les domiciles parentaux, logement, mobilier et fournitures adaptés pour y recevoir les enfants, etc. D’autre part, les dépenses pendant les week-ends et vacances qui constituent 25 % du temps annuel dans le cas d’un droit de visite et d’hébergement dit classique sont presque toujours supérieures à 25 % des dépenses annuelles globalement réalisées pour les enfants. En effet, la plupart d’entre-nous dépensons plus pour nos enfants pendant les week-ends et vacances qu’en semaine (les dépenses exceptionnelles en semaine, comme par exemple les activités extra-scolaires ou bien les frais médicaux, étant d’autre part souvent partagées entre les parents). Qui plus est, des études montrent que les parents non résidents tentent de compenser le peu de temps que leurs enfants passent avec eux par un surcroît de qualité qui entraîne des dépenses accrues pendant ces moments-là12.

Les dépenses pour leurs enfants de beaucoup de parents non résidents sont donc importantes, et plus importantes en proportion que la proportion de temps que leurs enfants passent avec eux.

Poursuivons notre exemple précédent. Supposons que le parent non résident dépense pour ses enfants 400 euros mensuels. Pour financer transports, chambre(s) supplémentaire(s) qu’il faut payer toute l’année, fournitures, nourriture, activités et sorties les week-ends, vacances, prise en charge partagée entre les parents des frais dits exceptionnels… cela ne semble pas exagéré. Le niveau de vie du foyer du parent non résident doit alors être évalué à 1 670 – 400 = 1 270 euros. Ce qui change tout !

Dans notre exemple, en l’absence de prise en compte des enfants chez le parent non résident, le niveau de vie de ce dernier (1 670 euros) est fortement supérieur à celui du parent résident (1 294 euros). Avec prise en compte des dépenses du parent non résident pour ses enfants, la situation s’équilibre et même s’inverse (1 270 euros contre toujours 1 294 euros).

Or les parents non résidents sont des pères dans une très large majorité : 76 % des enfants de parents séparés résident chez leur mère, contre seulement 9 % qui résident chez leur père et 15 % qui sont en résidence alternée13. Surestimer (et en l’occurrence : surestimer fortement) le niveau de vie des parents non résidents a pour effet mécanique de surestimer (fortement) le niveau de vie moyen des pères.

Nous ne sommes pas pour autant en train de laisser entendre que la réalité serait que les hommes perdraient financièrement plus que les femmes dans les séparations. Car un autre élément entre en jeu : les hommes gagnent en moyenne plus que les femmes.

Pour en montrer les conséquences sur les calculs de niveau de vie, prenons avant et après séparation le cas simple d’un couple sans enfant ayant des revenus inégaux. Supposons que monsieur gagne mensuellement 3 000 euros et madame 2 000 euros. Le foyer est doté de 1,5 UC (1 pour le premier adulte, 0,5 pour le second adulte).
Le niveau de vie du couple avant séparation est de (3 000 + 2 000) / 1,5 = 3 333 euros.
Le niveau de vie de monsieur après séparation est de 3 000 / 1 = 3 000. Il perd (3 333 – 3 000) / 3 333 = 10 % de niveau de vie.
Le niveau de vie de madame après séparation est de 2 000 / 1 = 2 000. Elle perd (3 333 – 2 000) / 3 333 = 40 % de niveau de vie.

Évidemment ce calcul est simpliste. Une évaluation réaliste des variations de niveau de vie nécessiterait de prendre en compte les effets de redistribution des prestations sociales et de l’imposition (ce que l’Insee fait, nous ne les critiquons pas ici sur ce point).

Ce que nous voulons souligner ici est que, avec un mode de calcul du niveau de vie basé sur la notion d’unité de consommation, celui qui gagne le moins apparaît de fait, mécaniquement, désavantagé par la séparation.

Remarquons alors qu’il faut aussi en déduire, symétriquement et en suivant la même logique, que celui qui gagne le moins est avantagé par la mise en ménage. Avant la rencontre des futurs partenaires, le niveau de vie de madame était de 2 000 euros, celui de monsieur de 3 000 euros. Après s’être installés ensemble, le niveau de vie du foyer commun est de 3 333 euros. Chacun y gagne, mais madame y gagne beaucoup plus que monsieur.

Il est important de prendre conscience du fait que la perte de niveau de vie des femmes dans les séparations observée par l’Insee est assez largement l’autre face de cette même pièce : si l’on fait abstraction des enfants, pour l’essentiel, les femmes perdent en moyenne dans la séparation ce qu’elles ont en moyenne gagné dans la mise en ménage.

Bien sûr, ce constat soulève des questions complexes d’ordre politique et philosophique, voir ethnologique. Le couple est-il contrat dont la rupture exige compensation, ou bien libre association dont le dénouement n’est que reprise d’indépendance des parties ? Ces questions, jamais vraiment tranchées, toujours éminemment sensibles, sont au cœur des évolutions sociétales et judiciaires depuis la Législative de 1791, et débordent largement le domaine économique puisque la filiation et la parentalité y sont en jeu14.

Bien sûr aussi, le fait que les femmes gagnent en moyenne plus en niveau de vie que les hommes dans les mises en ménage, et perdent en niveau de vie plus que les hommes dans les séparations, est avant tout la conséquence des différences de revenus. Les hommes travaillent en moyenne plus que les femmes et dans des emplois en moyenne mieux rémunérés15. Ces différences méritent d’être étudiées, interrogées. Elles le sont. De nombreux travaux et réflexions sont menés à ce sujet, et il serait d’ailleurs intéressant que Masculinités.fr y consacre un jour une page…

Ce sur quoi nous voulons insister ici, dans le cadre de la présente page consacrée aux variations de niveau de vie, est qu’il ne nous apparaît pas convenable d’énoncer le constat de la perte de niveau de vie des femmes dans les séparations sans, a minima, énoncer symétriquement le constat du gain de niveau des vie des femmes dans les mises en ménage.

Mais revenons à l’objet premier de notre discussion.

Quel serait le degré d’incidence d’une prise en compte des dépenses du parent non gardien sur les résultats des calculs ?

Essayons-nous à un exercice spéculatif mais qui nous paraît éclairant. Supposons que les dépenses pour l’enfant d’un parent non résident représentent en moyenne 25 % du total des dépenses consacrées par les parents à l’enfant ; 75 % des dépenses pour les enfants étant alors assurées par le parent résident ; le ratio des dépenses pour les enfants des deux parents étant alors de 25 / 75 = 1/3.

Pourquoi 25 % ? Il s’agit de la proportion de temps annuel qu’un enfant passe chez son parent non résident en situation de droit de visite et d’hébergement dit classique. Cependant, comme nous l’avons précédemment argumenté, la proportion de coût d’un enfant présent 25 % de temps annuel surpasse nettement cette proportion de temps. Mais a contrario, s’agissant d’une moyenne, il faut tenir compte des situations où il n’y a pas de droit d’hébergement16. Ce chiffre de 25 % nous semble donc un bon candidat a priori, même s’il n’a aucune vocation à se prévaloir d’un quelconque étayage scientifique. Il ne s’agit ici que de tester la réponse du calcul de niveau de vie à la variation du paramètre coût de l’enfant chez le parent non résident.

Remarquons que notre hypothèse est proche sur ce point des hypothèses retenues par les auteurs de l’étude France Stratégie que nous avons citée en introduction : nous attribuons 3 fois moins d’UC au parent non gardien par rapport au parent gardien, pour 3,5 fois moins dans l’étude de France Stratégie17.

Sous cette hypothèse, nous pouvons attribuer des UC aux parents non résidents :
    0,3 / 3 = 0,1 UC pour un enfant de moins de 14 ans,
    0,5 / 3 = 0,17 UC pour un enfant 14 ans ou plus.

Par rapport aux niveaux de vie calculés avec les valeurs habituelles d’UC, le niveau de vie d’un parent non résident vivant seul mais ayant un enfant de moins de 14 ans se trouve alors diminué de 0,1 / (1 + 0,1) = 9 %.
S’il a un enfant de 14 ans ou plus, la diminution est de 0,17 / (1 + 0,17 = 14,5 %.
S’il a deux enfants, la diminution est comprise entre 0,2 / (1 + 0,2) = 16,7 % (deux enfants de moins de 14 ans) et (0,34 / (1 + 0,34) = 24,8 % (deux enfants de 14 ans ou plus).
S’il a trois enfants, la diminution est comprise entre 23 % et 33 %.

L’incidence est donc énorme !

Certes nos résultats sont, redisons-le, fictifs, dans le sens où les valeurs d’unités de consommation que nous utilisons ici ne sont que nos propres hypothèses de travail. Il est cependant incontestable qu’évaluer les niveaux de vie parentaux nécessite de s’intéresser au coût de l’enfant chez le parent non résident (les auteurs du rapport de l’Insee eux-même le reconnaissent, même s’ils n’en tiennent ensuite pas compte au motif très discutable que ce coût est difficile à évaluer). Cependant encore, nous pensons que les valeurs d’unités de consommation que nous proposons à titre exploratoire, à défaut de s’appuyer sur des chiffrages solides, au moins ne paraissent pas aberrantes.

Aussi, comme nous pouvions évidemment nous y attendre, cette incidence est d’autant plus forte qu’il y a beaucoup d’enfants.

Cette remarque nous amène à aborder un point du rapport de l’Insee qui à notre connaissance n’a pas été relevé par les commentateurs, mais mérite qu’on s’y arrête.

En haut de la page 57 se trouve un tableau qui donne la variation de niveau de vie en fonction du nombre d’enfants à charge.
Voilà ce qu’on y trouve :

hommes :
   sans enfant :   -5,0 %
   1 enfant :         2,0 %  
   2 enfants :       5,5 %  
   3 enfants :       12,0 %  
femmes :
   sans enfant :   -19,0 %
   1 enfant :        -14,0 %  
   2 enfants :      -14,0 %  
   3 enfants :      -12,0 %

Chers lecteurs, ne trouvez-vous pas remarquable cette progression si régulière du niveau de vie des hommes avec le nombre de leurs enfants ?

Sans enfant, monsieur perd 5 % de niveau de vie après séparation quand madame perd 19 %. Soit. Madame gagnant moins que monsieur, cela ne semble pas aberrant.

Mais s’il a un enfant, monsieur fait mieux : il gagne 2 % en niveau de vie.
Avec deux enfants, mieux encore : après séparation son niveau de vie augmente de 5,5 %.
Et s’il a trois enfants, jackpot ! La séparation fait bondir son niveau de vie de 12 % !
Heureux pères séparés… on en arrive à se demander pourquoi ce sont les mères qui demandent le divorce.

Il est stupéfiant que ces résultats, repris et utilisés maintes fois pour montrer à quel point les mères sont victimes et les pères privilégiés, n’aient jamais alerté personne.

Car que disent-ils ? Ils prétendent que plus un homme a d’enfants plus il augmente son niveau de vie s’il se retrouve seul sans ses enfants.

Enfin, c’est absurde !

Un père avec trois enfants en droit de visite et d’hébergement dit classique verse, si on suit le barème indicatif du Ministère de la Justice, 30 % de son salaire en pension alimentaire. Avec ce qu’il lui reste il doit trouver à payer un logement suffisamment grand pour y recevoir ses trois enfants, financer des vacances et la moitié des week-ends pour quatre personnes, nourrir ses enfants 25 % du temps, payer les charges exceptionnelles partagées entre les parents, etc.

Avant séparation le couple parental disposait de deux salaires et d’aides sociales pour assumer le coût de la vie des enfants. Après séparation le père, sur son seul salaire amputé d’environ 30 %, privé des aides sociales importantes que recevait la famille de trois enfants, privé de l’important avantage fiscal procuré par les parts enfants, doit continuer à financer une proportion non négligeable de ce qui était auparavant assumé par le couple. Qu’espère-t-on qu’il lui reste à la fin du mois ? Et on voudrait nous faire croire que son niveau de vie aurait augmenté ?

L’explication de ces résultats absurdes de l’Insee est bien sûr à chercher dans les unités de consommation (quoique d’autres biais s’y ajoutent, voir la section suivante de cette page).

Les hommes concernés sont pour une large part des parents non résidents puisque ce sont les mères qui obtiennent le plus souvent la résidence des enfants. D’autre part, le dossier de l’Insee porte sur des parents séparés ne s’étant pas remis en ménage. Donc, le nombre d’UC ayant servi à calculer les niveau de vie des hommes après séparation est pour beaucoup d’entre eux de 1 UC. Si au lieu de diviser par 1 leurs ressources on leur attribuait, comme nous le proposons, des UC pour enfants non résidents, nul doute que les résultats seraient très différents.

Comme nous l’avons vu plus haut, l’application de nos unités de consommation pour enfants non résidents conduirait à une diminution comprise entre 23 % et 33 % (suivant l’âge des enfants) du niveau de vie calculé pour les parents non résidents ayant trois enfants. La plupart des pères de trois enfants étant des parents non résidents, le niveau de vie moyen de l’ensemble des hommes pères de trois enfants en serait alors substantiellement réduit. Pour les parents ayant un ou deux enfants, cette diminution serait comprise entre 9 % et 24,8 %. Même si nous n’avons pas accès aux sources de l’Insee qui permettraient d’en réaliser les calculs exacts, nous pouvons d’ores et déjà prédire qu’avec prise en compte des enfants des parents non résidents, les gains de niveau de vie affichés par l’Insee se transformeraient en pertes de niveau de vie, ce qui changerait du tout au tout les résultats et l’interprétation sociétale que l’on peut en faire !

Très probablement, le niveau de vie des mères après séparation continuerait de plonger plus que celui des pères (car, si les mères parents résidents bénéficient d’aides dont les pères parents non résidents sont privés, il n’en demeure pas moins que les pères gagnent en moyenne plus que les mères).  Mais cet écart de niveau de vie en défaveur des mères n’aurait rien à voir avec les écarts abyssaux publiés par les auteurs de l’Insee sans aucun recul ou mise en garde quant aux biais inhérents à leurs modalités de calcul.

Les conclusions de l’Insee, et plus généralement les résultats des études qui calculent les niveaux de vie en privant les parents non résidents d’UC pour leurs enfants, ne doivent leur existence qu’au déni de toute dépense des parents non résidents pour leurs enfants. C’est-à-dire à un déni de réalité. 

Sans que les auteurs du rapport de l’Insee ne l’explicitent vraiment, leur position paraît être de laisser croire que la question du coût des enfants chez le parent non résident pourrait être évacuée car étant d’importance mineure. Notre expérimentation montre que, bien au contraire, l’importance en est majeure. Une prise en compte réaliste des enfants des parents non résidents changerait de manière radicale les résultats des calculs.

2. Autres biais du dossier 2015 de l’Insee

Le dossier de l’Insee sur les variations de niveau de vie dans les ruptures de PACS et divorces comporte plusieurs autres biais, de moindre incidence mais qu’il convient néanmoins de relever. Ceci d’autant plus que tous agissant dans le même sens : celui de sous-estimer le niveau de vie des femmes et surestimer celui des hommes. Ils se cumulent.

2.1 Non prise en compte des pensions alimentaires en situation de résidence alternée

Afin de connaître les ressources des ménages avant rupture, puis des individus après rupture, l’Insee a travaillé à partir de données fiscales. Or, en cas de résidence alternée, la pension alimentaire au titre de l’enfant n’est ni déductible pour celui qui la verse ni imposable pour celui qui la reçoit. Ces pensions alimentaires en situation de résidence alternée constituent donc un point aveugle : elle sont absentes des sources de données sur lesquelles les auteurs du rapport ont travaillé.

Les auteurs du rapport mentionnent bien sûr cet élément, mais là encore n’en tirent aucune conséquence. Il est pourtant courant dans les sciences d’appliquer des correctifs afin de compenser ou atténuer un biais qui a été identifié. Rien de tel n’a été réalisé.

Il est facile d’identifier le sens dans lequel agit ce biais. Les débiteurs de pensions alimentaires sont des pères dans une écrasante majorité (nous donnons ci-dessous des chiffres). Ces pensions alimentaires non prises en compte par l’Insee on donc pour effet d’augmenter artificiellement le niveau de vie moyen des pères séparés, et diminuer symétriquement celui des mères séparées.

Essayons de faire ce que les auteurs du rapport n’ont pas fait : estimer ce biais. Une publication du Ministère de la Justice de 2014 nous fournit des données chiffrées18. Selon cette publication :

– Le juge fixe une pension alimentaire dans 68,2 % des séparations parentales (23.2 % des cas si résidence alternée, 82,5 % si résidence chez la mère, 36,2 % si résidence chez le père). Le père est le parent débiteur dans 97 % des cas.

– Sur l’ensemble des pensions alimentaires fixées par un juge, 6 % d’entre-elles concernent des situations de résidence alternée où le père est le parent débiteur.

– Les situations de résidence alternée où la mère est le parent débiteur sont très rares. Elles représentent environ 0,15 %19 de l’ensemble des pensions alimentaires fixées par un juge.

– En cas de résidence alternée le montant moyen de la pension alimentaire fixée par le juge est de 170 euros. La publication sur laquelle nous nous basons ne permet pas d’en connaître la valeur moyenne lorsque le père est débiteur et lorsque la mère est débitrice. Ce dernier cas étant très rare, le biais relevé ici est certainement minime.

Il s’ensuit que sur l’ensemble des séparations parentales traitées par la justice aux affaires familiales, une pension alimentaire est versée par un père en résidence alternée dans 68,2 % * 6 % = 3,7 % des cas pour un montant moyen de 170 euros et par une mère en résidence alternée dans 68.2 % * 0,15 % = 0,1 % des cas.
Selon cette estimation, prendre en considération les pensions alimentaires diminuerait en moyenne les ressources des pères de 3,6 % * 170 euros = 6,12 euros mensuels, et augmenterait d’autant les ressources des mères.

Le niveau de vie moyen des familles dites monoparentales était en 2010 (année fiscale étudiée dans le rapport de l’Insee) de 16 980 euros annuels20. Supposons à titre expérimental, pour tester la réaction du modèle, que leur nombre moyen d’UC soit de 1,6. Sous cette hypothèse, la prise en compte des pensions alimentaires en situation de résidence alternée aurait pour conséquence d’augmenter le niveau de vie moyen des familles dites monoparentales d’environ (6,12 * 12 / 1,6) / 16980 = 0,27 %21.
Le niveau de vie moyen des personnes seules était en 2010 de 22 220 euros (toutes personnes seules confondues : nous n’avons pas de chiffres concernant spécifiquement les parents non résidents). Symétriquement, la prise en compte des pensions alimentaires en situation de résidence alternée aurait pour conséquence d’augmenter le niveau de vie moyen des parents non résidents d’environ (6,12 * 12) / 22220 = 0,3 %.

Ce biais ainsi estimé n’est certes pas massif. Pour autant, l’écart entre pères et mères observé par l’Insee est bel et bien artificiellement augmenté par le choix de ne pas prendre en compte les pensions alimentaires en situation de résidence alternée.

Bien sûr notre estimation est loin d’être parfaite. Un reproche que l’on peut lui faire est que l’étude du Ministère de la Justice sur laquelle nous nous appuyons ne porte pas exactement sur le même type de panel que l’étude de l’Insee (divorces et ruptures de PACS pour le rapport de l’Insee – passages devant le JAF pour la publication du Ministère de la Justice) et pas non plus sur la même année (données de 2009 et 2010 pour le rapport de l’Insee – données de 2012 pour la publication du Ministère de la Justice). Il n’empêche. Si avec nos faibles moyens nous avons pu arriver à un chiffrage qui ne nous apparaît pas aberrant malgré ses limites, l’Insee avec ses moyens et capacités d’accès aux données aurait certainement pu réaliser un chiffrage suffisamment précis et solide pour l’utiliser en correctif.

2.2. Non prise en compte des prestations compensatoires versées en capital

Les prestations compensatoires versées en une seule fois sous la forme d’un capital n’ont pas non plus été prises en compte dans le dossier de l’Insee. C’est pourtant le cas de 86,5 % des prestations compensatoires22.

Les auteurs motivent cette éviction en expliquant qu’inclure ces montants « ponctuels et parfois importants » pose le problème du choix du nombre d’années sur lesquelles répartir le capital.

Certes. Mais est-ce une raison suffisante pour négliger ainsi des transferts importants entre anciens partenaires sans même en discuter le degré d’incidence ?

Remarquons tout d’abord que, les femmes étant plus de neuf fois sur dix les bénéficiaires des prestations compensatoires (97 % selon une publication un peu ancienne de 200423), le biais ainsi engendré a ici encore pour effet de sous-estimer le niveau de vie des femmes et surestimer celui des hommes.

Essayons nous à un chiffrage. Le rapport 2014 du Haut Conseil de la Famille indique que selon la DGFiP le montant moyen des prestations compensatoires versées sous forme de capital serait de l’ordre de 45 000 euros24.

Selon le dossier de l’Insee, une prestation compensatoire n’intervient que dans un divorce sur huit, soit 12 % (encadré pp. 52-53). Remarquons qu’une publication parue en 2016 et basée sur des données de 2013 fait état d’une progression de cette proportion pour atteindre 19 %25, mais  conservons ici néanmoins 12 % qui est le pourcentage dont disposaient les auteurs du dossier Insee en 2015.

Nous savons que l’échantillon de l’Insee est composé d’hommes et de femmes ayant vécu une rupture de PACS ou un divorce en 2009, mais le rapport ne précise par la proportion de ceux qui sont concernés par un divorce.

L’INED nous indique qu’il y a eu en 2009 130601 divorces et 32711 dissolutions de PACS. Soit une proportion de 80 % de divorces. Faisons l’hypothèse que cette proportion se retrouve dans l’échantillon de l’Insee.

On arrive alors à 80 % * 12 % * 86,5 % = 10 % de personnes concernées par une prestation compensatoire versée en une seule fois, dont environ 97 % d’hommes débiteurs et 3 % de femmes débitrices.

Considérons à titre exploratoire que ce capital soit réparti sur 10 ans. On peut alors considérer que les ressources de 9,7 % des hommes doivent être amputées de 4 500 euros et les ressources de 9,7 % des femmes augmentées de 4 500 euros (et dans le même temps les ressources de 0,3 % des femmes amputées de 4 500 euros et les ressources de 0.3 % des hommes augmentées de 4 500 euros).

Si on répartit le capital sur 20 ans, ces sommes sont divisés par deux (par souci de simplicité, pour cet exercice qui n’est ici aussi qu’un test de réaction du modèle aux variations d’une variable, nous faisons abstraction de l’inflation).

Quoi qu’il en soit, ces montants sont tout sauf négligeables. Réparties sur 10 ans, les prestations compensatoires versées en capital présentent le potentiel d’augmenter la moyenne annuelle des ressources des femmes d’environ 400 euros et diminuer d’autant celles des hommes. Répartis sur 20 ans, nous parlons toujours de 200 euros en moyenne annuelle.

Nous n’avons pas accès aux données qui nous permettraient de pousser plus avant cette simulation (peu précise, nous l’avouons sans détour…), mais il ne fait aucun doute que l’incidence sur les résultats de l’Insee de la non prise en compte des prestations compensatoires versées en capital est loin d’être négligeable. Ce biais est vraisemblablement plus important que celui dû à la non prise en compte des pensions alimentaires en situation de résidence alternée.

2.3 Non prise en compte des règlements en nature

Une publication du Ministère de la Justice26 indique que dans 25,3 % des cas le juge aux affaires familiales décide d’un règlement en nature :

« Ces règlements en nature entre parents viennent ou non en complément d’une pension alimentaire au titre de la CEEE. Dans 45 % des cas, ils constituent la seule forme de contribution, tandis que dans 55 % ils s’ajoutent à une CEEE ; ils sont alors essentiellement à la charge du père. »

Plus précisément : 34,2 % de ces règlements en nature sont à la charge du père, 5,9 % à la charge de la mère, 51.7 % sont partagés par moitié, 2,8 % sont partagés au prorata des ressources des parents (les 5,7 % restants étant intitulés « autre cas de figure »).

Il s’avère donc que dans 25,3 % * 34,2 % = 8.9 % des cas le jugement prévoit un règlement en nature exclusivement à la charge du père, et dans 25,3 % * 5,9 % = 1,5 % des cas exclusivement à la charge de la mère.

Le dossier de l’Insee ne prend pas en compte ces redistributions privées, et ne dit mot à ce propos. Bien sûr, en chiffrer les montants paraît difficile. Il est probable que l’Insee lui-même, avec toute sa puissance d’accès à des bases de connaissances, manque de données à ce sujet. Mais fallait-il pour autant taire leur existence ?

Il s’agit pourtant de charges qui s’inscrivent en substitution ou complément de la pension alimentaire. Elles ont à ce titre, comme la pension alimentaire, pour effet de modifier les niveaux de vie des foyers parentaux.

Ces transferts privés étant beaucoup plus souvent assumés par des pères que par des mères, il s’agit une fois de plus d’un biais qui concourt à sous-estimer le niveau de vie des femmes et surestimer le niveau de vie des hommes.

2.4. Prise en compte partielle des aides sociales

Les auteurs du rapport Insee indiquent (P. 53) :

« Les déclarations d’impôt sur le revenu et de taxe d’habitation ne recueillent pas de renseignements sur les prestations sociales, mais il est possible de simuler sur barème l’essentiel de ces prestations grâce à l’information très riche disponible sur les revenus des individus, les caractéristiques de la famille et du logement. »

Ils ont ainsi intégré dans leurs calculs de niveau de vie les principales prestations sociales :

« Nous calculons ainsi l’allocation logement (pour les locataires), les allocations familiales, l’allocation de rentrée scolaire, le complément familial, la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje), le RMI/RSA. La simulation suppose que tous les individus éligibles aux prestations les perçoivent et qu’il n’y a donc pas de non-recours, ce qui peut conduire à surestimer certaines prestations sociales. Faute d’information sur l’éligibilité individuelle à l’allocation de soutien familial (ASF), nous ne la simulons pas. »

Ces prestations dépendent du quotient familial et de la présence d’enfants résidents du foyer. Elles concernent donc beaucoup plus les mères que les pères. La surestimation due à l’existence de non-recours a donc pour effet, une fois n’est pas coutume, de surestimer le niveau de vie des mères. Cependant, l’absence de prise en compte de l’allocation de soutien familial, dont les montants sont loin d’être négligeables, a l’effet inverse.

Il existe d’autre part de nombreuses autres aides sociales perçues par les parents résidents au titre de leurs enfants, ou bien dont le montant dépend des enfants par l’intermédiaire du quotient familial : aides municipales, départementales ou régionales (en particulier subventions des cantines scolaires, des centres de loisirs, des activités extra-scolaires…), aides des employeurs (prestations des comités d’entreprise, chèques vacances…), autres prestations diverses dont les montants dépendent du quotient familial comme par exemple les aides à l’amélioration de l’habitat.

Au final, il apparaît probable que, tout comptes faits, l’incidence des prestations et aides sociales non simulées par l’Insee soit supérieure à l’incidence des non-recours. Il est donc fort vraisemblable que cette prise en compte partielle des aides sociales par l’Insee ait pour effet de sous-estimer le niveau de vie des femmes.

2.5. Situation des pères en instance de divorce

Le devoir de secours est une obligation alimentaire qui s’impose aux époux : « En vous mariant, vous vous engagez à apporter une aide matérielle à votre époux ou épouse, si il/elle ne peut plus assurer sa subsistance27. »

Il s’impose aux époux tant que le divorce n’est pas définitivement prononcé. La séparation de corps n’y met pas fin. Il perdure pendant toute la durée de la procédure (cela ne concerne donc pas les divorces par consentement mutuel pour lesquels le divorce est immédiatement prononcé à l’issue d’une audience unique).

Les juges aux affaires familiales invoquent couramment le devoir de secours pour mettre en place des mesures comme la jouissance gratuite du domicile familial ou la jouissance gratuite d’un bien commun. Il peut s’agir aussi d’une pension alimentaire ou bien encore du remboursement des échéances d’un crédit commun contracté par les époux.

Dans la pratique judiciaire, l’interprétation de la condition selon laquelle le bénéficiaire « ne peut plus assurer sa subsistance » semble être à géométrie variable. Le juge étudie les ressources et charges des époux en instance de divorce, et est susceptible de décider d’un devoir de secours dès lors qu’il constate une disparité qu’il estime importante, ou dès lors qu’il souhaite par ce biais sécuriser les enfants et le parent résident au domicile parental (sans aucunement se préoccuper alors de ce qu’il advient de l’autre parent, éloigné du domicile parental).

Dans le cadre d’une procédure de divorce, le devoir de secours est indépendant de la pension alimentaire versée au titre des enfants. Il s’agit de deux choses différentes. Ainsi, un parent peut être condamné (car tel est hélas le barbarisme employé par la justice) à la fois à verser une pension à alimentaire à celui ou celle qui est encore son conjoint et à verser une pension alimentaire au titre de la contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants.

Le devoir de secours peut être particulièrement lourd. Considérons le cas type qu’est la jouissance gratuite du domicile conjugal.

Considérons un couple en instance de divorce. Considérons qu’ils aient deux enfants, l’un de moins de 14 ans et l’autre de 14 ans ou plus. Supposons que la mère obtienne la résidence des enfants et ait des ressources à hauteur de 2 000 euros (1 750 euros de revenus propres et 250 euros de prestations sociales). Supposons que le père n’obtienne qu’un droit de visite et d’hébergement dit classique et ait des ressources à hauteur de 2 500 euros. Supposons qu’une pension alimentaire au titre des enfants ait été décidée à hauteur de 450 euros mensuels (il s’agit du montant proposé dans ce cas par le barème indicatif des pensions alimentaires du Ministère de la Justice).

Supposons maintenant que le couple ait acheté un logement à crédit et rembourse mensuellement 800 euros.

Supposons enfin que le juge ait décidé d’attribuer à la mère la jouissance gratuite du domicile conjugal et ait ordonné que le crédit continuerait à être remboursé par moitié par chacun des parents.

Le père doit trouver à se loger dans des conditions lui permettant d’accueillir ses deux enfants. Supposons, à titre d’exemple toujours, que son loyer soit de 700 euros.

Le reste à vivre de chacun après logement est de :
Mère : 2 000 + 450 – 400 = 2 050 euros
Père : 2 500 – 450 – 400 – 700 = 950 euros.

Le père, condamné à porter secours à celle qui est encore sa femme, se retrouve dans une situation fortement précarisée. Il ne pourra accueillir chez lui ses enfants que dans des conditions dégradées. Et personne ne viendra à son secours ! En tout cas sûrement pas la justice ou les institutions d’aides sociales qui ne s’intéresseront nullement à son sort, ni au sort de ses enfants lorsqu’ils sont avec lui (ou alors pour pointer du doigt ce père qui n’arrive pas à faire face).

Dans le cas de divorces fortement contentieux, cette situation peut persister pendant plusieurs années ; la mère ayant un intérêt financier évident à faire durer la procédure autant que possible ; le père ne pouvant que sortir exsangue de l’aventure.

Selon les calculs de l’Insee :
  le niveau de vie de la mère est de : (2 000 + 450) / 1,8 = 1 361 euros
  le niveau de vie du père est de (2 500 – 450) / 1 = 2 050 euros
Ce sur quoi l’Insee affichera grassement que le niveau de la mère baisse beaucoup plus que celui du père… cherchez l’erreur !

Nous n’avons pas trouvé de données qui permettraient d’estimer le nombre des divorces concernés par des devoirs de secours, ainsi que les montants en jeu.

Il apparaît assez évident cependant que les époux en instance de divorce condamnés à assurer un devoir de secours sont très majoritairement des hommes. Ne pas prendre en considération leur situation (le dossier de l’Insee n’en parle même pas) a pour effet de surestimer les niveaux de vie des hommes.

3. Conclusion

Pour le grand public, l’expression niveau de vie est porteuse de scientificité. Cela convoque en nous l’image de la mesure irrécusable d’une grandeur physique, comme on mesurerait une température, ou bien une surface en mètres carrés.

Lorsque des chercheurs publient des résultats comparant les niveaux de vie des hommes et des femmes, des familles dans leurs différentes configurations, des pères et des mères, nous pensons nous trouver devant la juste représentation d’un phénomène quantifiable avec précision et objectivité.

Il n’en est rien !

De nombreux arbitrages doivent être réalisés pour recueillir ou simuler, puis agréger, des données éparses et éminemment complexes : revenus, prestations sociales, autres aides diverses, imposition, redistributions privées suite à décision de justice, autres redistributions privées, composition des foyers, économies d’échelle lorsque plusieurs personnes vivent dans un même foyer, personnes partageant leur temps entre plusieurs foyers (en particulier les enfants de parents séparés), coûts spécifiques des enfants… Chacun de ces arbitrages oriente les résultats dans une direction ou une autre.

Parmi ces arbitrages, la question des économies d’échelle, et surtout la question du coût de l’enfant, constituent des variables particulièrement sensibles. Les choix qui sont faits à cet égard ont une incidence majeure sur les résultats finaux des calculs.

Combien coûte un enfant chez un couple marié, pacsé, dans un foyer monoparental, en résidence alternée, chez son parent où il n’est présent que sous statut de droit de visite et d’hébergement ? Combien coûte un nourrisson, un écolier, un adolescent ? Comment varie le coût de l’enfant avec le niveau de richesse ou le statut social de ses parents ? Les situations sont tellement diverses, tellement éclatées, qu’aucune étude n’a jamais pu aboutir à des estimations fiables et généralisables.

Pour pallier cette difficulté fondamentale, les économistes ont inventé la notion d’unité de consommation (UC), qui permet à la fois de prendre en compte les économies d’échelle d’adultes partageant un même foyer (1 UC pour le premier adulte et 0,5 UC pour les autres dans l’échelle dite de l’OCDE modifiée) et le coûts des enfants (0,3 UC pour un enfant de moins de 14 ans et 0,5 UC pour un enfant de 14 ans ou plus, et la moitié pour un enfant en résidence alternée, toujours dans l’échelle de l’OCDE modifiée).

Ces valeurs d’UC sont bien évidemment très largement arbitraires. Elles sont censées refléter une réalité, mais chacun sait qu’elles ne sont que cotes mal taillées. Par exemple, on peut légitimement considérer que, du fait de déséconomies d’échelle, le coût d’un enfant en résidence alternée est supérieur à la moitié du coût d’un enfant. Par exemple encore, on peut considérer, du fait toujours de déséconomies d’échelle, que le coût d’un enfant vivant avec un seul parent est supérieur au coût d’un enfant vivant avec ses deux parents.

Mais il y a plus grave !

Ces valeurs d’UC ne sont pas seulement arbitraires dans le détail de leur valeurs. Elles sont le reflet de non-dits idéologiques sous-jacents.

Pourquoi les études économiques orthodoxes n’attribuent-elles aucune UC aux enfants vivant une partie du temps chez un parent sous statut de droit de visite et d’hébergement ? On attribue bien depuis la loi de 2002 des demi-UC aux enfants en résidence alternée, et certains droits de visite et d’hébergement dits élargis approchent les 50 % de temps annuel.

Pourquoi l’imposition sur les revenus fait-elle de même en n’attribuant aucune part enfant aux parents non résidents ?

La réponse est probablement à chercher dans l’état d’esprit de nos sociétés qui s’est incarné dans les lois sur le mariage et la filiation de la fin des années soixante et des deux décennies suivantes. L’idée qui prévalait alors était qu’il convenait d’écarter radicalement et définitivement l’un des parents pour que l’enfant puisse reconstruire une stabilité, reconstruire un famille unique et indivisible, sous la seule autorité du parent restant28. Le parent écarté, réduit au statut infamant de titulaire d’un droit de visite et d’hébergement, était vu comme un sous-parent. S’il ne compte toujours pas pour grand chose aujourd’hui, il comptait alors pour moins que rien.

Un autre élément de réponse est sans doute à chercher dans la misandrie qui baigne nos sociétés occidentales. Les parents non résidents, ceux qui ont été réduits à n’exercer qu’un droit de visite et d’hébergement, sont très majoritairement des hommes. Or l’esprit de notre époque est de croire, de faire semblant de croire, que les femmes sont toujours victimes, les hommes toujours coupables. Inscrire dans les unités de consommation, au cœur de l’économie et de la sociologie, que les hommes – et parmi eux singulièrement les pères – n’ont aucune valeur ne convient que trop bien à l’air de notre temps.

L’Insee et les auteurs du dossier Insee ont été notifiés de la présente publication et invités à s’exprimer ci-dessous dans la section des commentaires.

Notes :

1  Insee, rapport Couples et familles édition 2015, p. 51 : « Hommes comme femmes perdent donc financièrement à se séparer, avec une perte plus importante pour les femmes. Ainsi, la perte de niveau de vie directement imputable à la rupture est de l’ordre de 20 % pour les femmes et de 3 % pour les hommes. »

2  Voir par exemple cet article du Monde qui se réfère à ce dossier 2015 de l’Insee pour énoncer : « C’est un constat bien connu : si, en se séparant, les femmes et les hommes y laissent tous les deux des plumes, la perte de niveau de vie directement imputable à la rupture est plus importante pour les premières que pour les seconds. »
Voir, par exemple encore, cette intervention du député Denis Masséglia à l’occasion de la discussion en séance publique de la proposition de loi relative à la charge fiscale de la pension alimentaire (à 2:01:40 dans la vidéo de la séance) qui débute son intervention par : « La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui est celle d’un constat sans appel : celui de la réduction plus importante du niveau de vie des femmes par rapport aux hommes en cas de séparation. »

3  Selon une étude de l’Insee 35 % des hommes sans-domicile ayant précédemment eu un logement disent l’avoir perdu suite à une séparation. « Les sans-domicile en 2012 : une grande diversité de situations », Françoise Yaouancq, Michel Duée, pp. 131-132.

4  « Les ruptures familiales et leurs conséquences : 30 recommandations pour en améliorer la connaissance », Rapport du Conseil National de l’Information Statistique n° 144, Février 2017.
Les recommandations 7 et 10 du rapport plaident pour une visibilité des parents non résidents (appelés parents non hébergeants dans le rapport) dans les statistiques. La recommandation 26 identifie parmi les  sujets prioritaires pouvant faire l’objet d’appels à projet l’impact économique des séparations « en particulier sur le niveau de vie des parents non hébergeants » (à ce sujet, voir aussi p. 39 dans le rapport).

5  76 % des enfants résident chez leur mère, 9 % résident chez leur père, 15 % sont en résidence alternée. Source : Les conditions de vie des enfants après le divorce, Insee Première n° 1536, février 2015.

6  Sophie Villaume, « Petites surfaces, surpeuplement, habitat dégradé : des conditions de logement plus difficiles après une séparation », Études et Résultats n° 947, DREES, janvier 2016, p. 3.

7  ibid. p. 3.

8  Comment partager les charges liées aux enfants après une séparation ? France Stratégie, Note d’analyse n° 31, juin 2015.

9  Les unités de consommation constituent un outil conventionnel destinés à comparer des niveaux de vie. Les valeurs d’UC utilisées par l’Insee sont celle dites de l’échelle de l’OCDE modifiée. Pour une étude critique de leur pertinence et de la pertinence des valeurs d’UC, voir Henri Martin, Calculer le niveau de vie d’un ménage : une ou plusieurs échelles d’équivalence ?, in Economics and statistics n° 491-492, 2017.

10  Insee, rapport Couples et familles édition 2015, p. 54.

11  Les dépenses du parent résident sont pourtant elles-aussi difficiles à évaluer, sans doute guère moins difficiles à évaluer en réalité que celles du parent non résident. Voir à ce sujet Henri Martin, op. cit.

12  Henman P. et Mitchell K., « Estimating the Costs of Contact for Non-Resident Parents: A Budget Standard Approach », Journal of Social Policy, 30(3), 2001, p. 505.

13  Source : Les conditions de vie des enfants après le divorce, Insee Première n° 1536, février 2015.

14  Sur ces sujets, voir Irène Théry, Le démariage, ed. Odile Jacob, 2001.

15  Voir Écarts de rémunération femmes-hommes : surtout l’effet du temps de travail et de l’emploi occupé, Insee Première n° 1803, juin 2020.

16  Les décisions des juges concernant les enfants de parents séparés ont fortement évolué dans les années 2000, Infostat Justice n° 132, janvier 2015. Selon cette publication du Ministère de la Justice, basée sur l’enquête de 2012, 57 % des droits de visite et d’hébergement sont classiques, 11 % élargis, 9 % réduits, 10 % limités au droit de visite. Dans 4 % des le parent non hébergeant n’a aucun droit. Dans 9 % des cas il s’agit d’un droit de visite et d’hébergement libre.

17  Comment partager les charges liées aux enfants après une séparation ? France Stratégie, Note d’analyse n° 31, juin 2015, p.3.

18  Source : Une pension alimentaire fixée les juges pour deux tiers des enfants de parents séparés, Infostat Justice n° 128, mai 2014.

19  Le n°128 d’Infostat Justice (op.cit.) indique que lorsque la mère est débitrice (3 % des cas) il s’agit d’une résidence en alternance dans 5 % des cas. Sur l’ensemble des pensions alimentaires, nous pouvons donc évaluer le pourcentage des pensions alimentaires versées par une mère en situation de résidence alternée à 3 % * 5 % = 0.15 %.

20  Insee, Niveau de vie selon le type de ménage, Données annuelles de 1996 à 2018.

21  Ce calcul est très imprécis : il faudrait prendre en compte l’effet des transferts sociaux (prestations sociales et imposition). Il ne s’agit ici que d’obtenir un ordre de grandeur.
D’autre part, une publication de 2014 indique que le nombre moyen d’enfants mineurs élevés seuls par un parent hébergeant est de 1,5 enfants. Voir Maëlle Fontaine, Juliette Stehlé, Les parents séparés d’enfants mineurs : quel niveau de vie après une rupture conjugale ?,
Revue des politiques sociales et familiales, n° 117, septembre 2014, p. 84. Parmi ces enfants, le nombre de ceux qui ont moins de 14 ans est sans aucun doute bien supérieur au nombre des enfants de 14 ans et plus. Considérons forfaitairement un nombre moyen d’UC de 0,6 pour ces 1,5 enfants en moyenne, soit un total de 1,6 UC pour le foyer monoparental.

22  En 2013, neuf prestations compensatoires sur dix sous forme de capital, Infostat Justice n° 144, septembre 2016.

23  Des prestations compensatoires sous forme de capital et non plus de rente, Infostat Justice n° 77, novembre 2004.

24  Les ruptures familiales, État des lieux et proposition, rapport du Haut Conseil de la Famille, avril 2014, p. 122.

25  En 2013, neuf prestations compensatoires sur dix sous forme de capital, Infostat Justice n° 144, septembre 2016.

26  Une pension alimentaire fixée les juges pour deux tiers des enfants de parents séparés, Infostat Justice n° 128, mai 2014.

27  service-public.fr : Obligation alimentaire liée au mariage.

28  Sur ces sujets, voir Irène Théry, Le démariage, ed. Odile Jacob, 2001.

Commentaires

  1. Patiente et méthodique étude, la documentation est impressionnante et l’exercice de simulation astucieux.

    Il en ressort que l’Insee déparle, mais avec le sérieux des imbéciles, toujours dans le même sens. Et les politiques publiques s’éclairent de ces fumées…

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